vendredi 6 mars 2015

Chronique d'une haine ordinaire, 6 mars 2015

Rentrer chez soi un banal soir de mars sans se douter de rien.
Refermer la porte d’entrée et ranger d’un geste coutumier manteau et chaussures.
Pénétrer dans la pièce principale.
LE voir.
Fixer d’un air ahuri sa quinzaine d'yeux qui nous contemplent d’un regard dont l’absence d’expression nous semble le pire des mépris.
Se demander ce qu’IL fait là, à trôner sur sa planche.
Vivre depuis tant d’années sans LUI et se retrouver là, un banal soir de mars, face à LUI, dans son propre salon !
(Rappeler au lecteur égaré que l’on avait évoqué SON absence sous notre toit lors d’une précédente chronique).

Lever le yeux à hauteur de ceux de Compagnon Cuisinier qui se tient hilare derrière LUI.
L’entendre claironner triomphant « Tu as vu chérie je t'ai fait une surprise, j’ai acheté un fer à repasser. »
Contempler Compagnon cuisinier qui brandit triomphalement son nouveau jouet et sentir monter en soi des velléités de meurtre.
Se demander de combien d’années de prison est puni l'assassinat à coup de fer à repasser (« C’était un cas de force majeure, Monsieur le Juge, une allergie redoutable, une phobie incontrôlable, de la légitime défense en quelque sorte… »)
Se demander si l’achat d’un fer à repasser par son compagnon est considéré comme une raison de divorce valable par les tribunaux. Se rappeler qu’on n’est pas mariés.
Se demander combien coûte le remplacement d’une fenêtre brisée par le jet d’un fer à repasser.
Se demander si le lancer de fer à repasser deviendra un jour discipline olympique et si l’on aurait alors une chance de médaille.
Se demander surtout ce qui a bien pu passer par la tête de Compagnon Cuisinier.
Prendre le temps de noter qu’aucun faux pli ne vient orner la chemise déposée sur la planche à repasser. 
Pousser l’honnêteté intellectuelle jusqu’à reconnaître en son for intérieur que Compagnon Cuisiner sait repasser. Bien repasser. Ne surtout pas l’avouer.

Se prendre à rêver.
« Et si Compagnon Cuisinier se mettait à repasser MES chemises ? »
Chasser horrifiée cette pensée saugrenue de son esprit.
Camper sur ses positions « ce sera LUI ou moi j’ai dit pas de fer à repasser dans ma maison, ce symbole de l’oppression de la femme par la tâche ménagère. »
Prendre garde depuis tant d’années à chaque pièce de sa garde robe, en faire un critère d’achat « oui ce petit chemisier est magnifique mais je dois pouvoir le porter sans le repasser. »
Avoir tenu bon face à Père de mon fils « non je ne repasserai pas tes chemises, oui ta mère le faisait mais non je ne suis pas ta mère. »
Ne pas céder.
Écouter d’une oreille distraite les récriminations de Compagnon Cuisinier, son laïus sur ses origines congolaises, sur l’importance de la sapologie dans sa famille, sur son géniteur qui le répudierait certainement s’il savait qu’il ne possède pas de fer à repasser, sur sa mère qui se demande comment il peut vivre avec une femme qui refuse de repasser, sur son frère qui s’est acheté une centrale vapeur dernier modèle…

Envisager l’accident domestique « oh mon chéri vraiment c’est bête, je m’étais coulé un bain, une envie subite de repassage m’a prise, et là catastrophe, un faux mouvement et ton fer à repasser s’est noyé, oh mon chéri, c’est tellement dommage, je pensais que ton fer à repasser serait plus joli en rose, mais la peinture dont j'ai recouvert la semelle ne supporte pas la chaleur, oh mon chéri je suis désolée j’ai voulu repasser la nappe en plastique de la terrasse et ton pauvre fer à repasser neuf est tout bousillé. » 
Décider que l’on est trop fatiguée pour déclencher la guerre ce soir et qu'on remet à demain l'élaboration d'une stratégie pour se débarrasser de l'objet.

Rajouter « nappe en plastique pour la terrasse » à la liste des courses.

IL est de retour !

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